1. Et l’on pendra tous les pollueurs
(futur possible)

Le pendu tirait une langue bleue.

Il était entouré des autres condamnés habituels, accrochés aux branches. Pratiquement un pendu à chaque arbre. Parfois deux. Et tous portaient autour du cou la pancarte de l’infamie sur laquelle était inscrit le plus obscène de tous les mots :

« POLLUEUR ».

D’habitude, je n’y prêtais plus attention. Il faut dire que ce genre de fruits sinistres décoraient les arbres de la plupart des parcs de la ville. Et de toutes les villes du monde.

Mais c’était peut-être ici, sur Central Park, en plein cœur de New York, qu’ils étaient les plus visibles. Parce qu’il pouvait sembler choquant que les joggeurs se livrent à leurs exercices matinaux sans même leur prêter attention.

Ainsi, il existe encore des gens assez fous pour continuer à polluer en pleine époque moderne, pensai-je.

Les condamnés étaient pour la plupart des jeunes.

Pauvres inconscients, combien de temps leur faudra-t-il pour comprendre ?

J’essayais d’analyser ce qui les poussait à accomplir ces actes irréparables. Je m’en doutais un peu. Soit ils avaient voulu faire les malins en fumant une cigarette, soit ils avaient sorti du garage la vieille Porsche à moteur à explosion de Papy pour épater leurs petites amies, soit ils avaient voulu crâner et jouer les rebelles en faisant pétarader une antique tondeuse à gazon à essence.

Et ils s’étaient fait repérer.

Je ne les plaignais pas.

La consigne était simple : « On ne peut plus polluer. »

Et nul n’est censé ignorer la loi.

Je roulais tranquillement sur la 5e Avenue, dans Manhattan. Je distinguais d’autres pendus accrochés à d’autres arbres, étiquetés du même panneau : POLLUEUR.

Des corbeaux s’entassaient sur leurs têtes pour leur picorer les yeux, rapidement remplacés par des nuages de mouches bruyantes.

Ainsi les condamnés revenaient-ils dans le cycle de l’écosystème. Viande, tu retournes à la viande.

Je déglutis. Quand même, la mort de ces hommes ne me laissait pas indifférent.

Je passai la 18e vitesse (3e plateau, 6e pignon) de ma Ford Mustang décapotable et entrepris de pédaler plus puissamment.

Je me souvins du jour où tout avait commencé.

Tout d’abord un satellite de surveillance avait émis un message d’alerte. Il informait les savants que le trou dans la couche d’ozone, au-dessus du pôle Nord, venait de s’élargir, ce qui l’avait fait doubler de surface. Depuis le temps qu’on évoquait ce risque de manière théorique, voilà que les effets pratiques se faisaient enfin ressentir.

Les populations des pays nordiques : Canada, Russie, Norvège, Finlande, furent les premières à en subir les conséquences. Les rayons du soleil non filtrés déclenchèrent un nombre important de cancers de la peau.

Des centaines de milliers de morts.

Puis on assista à la fonte des glaces du pôle. Cela entraîna la montée générale du niveau des océans, qui entraîna le déclenchement de tsunamis.

Des vagues monstrueuses avaient surgi de l’horizon pour submerger les côtes d’Indonésie, des Philippines, de Ceylan, Zanzibar, Madagascar, des Seychelles et de l’île de Pâques. Des archipels entiers disparurent.

Des millions de morts.

Une seconde montée des eaux avait englouti d’un coup le Japon, les Açores et les Canaries.

Des centaines de millions de morts.

L’ONU se réunit d’urgence. Après un débat houleux ils élirent Bruce Nemrod, un jeune politicien du parti écologiste américain, les Bleus (« comme le ciel pur », disait leur slogan), pour président.

Ce dernier décida aussitôt de lancer une expertise scientifique affinée pour évaluer l’état de la planète.

Les conclusions furent alarmantes. Le trou dans la couche d’ozone était à sa limite extrême et le moindre kilomètre cube de pollution supplémentaire pouvait déclencher d’un coup le fracassement définitif de cette couche protectrice. Les experts prévoyaient dès lors que la température monterait d’un coup, la fonte des pôles en serait accélérée, les populations humaines devraient vivre sous terre pour se protéger des rayons solaires devenus dangereux.

Le président Bruce Nemrod avait une particularité, outre son jeune âge, 47 ans, il était aveugle.

En fixant de ses yeux blancs les objectifs des caméras des télévisions du monde entier, du haut de la plus haute tribune de l’ONU, il se lança dans une harangue devenue historique.

« Je suis aveugle mais je vois mieux que vous tous. Je vois que nous n’avons plus de temps, je vois que nous n’avons plus le choix. Je ne vous parle pas de politique, je vous parle de la survie de l’espèce. Je ne vous parle pas de morale, je vous parle d’urgence. Nous n’avons plus le temps de chercher des demi-mesures, de ménager les susceptibilités des consommateurs, des industriels ou des dirigeants. À situation extrême : mesures extrêmes. »

Dès lors, les lois antipollution furent promulguées.

1) interdiction de conduire une voiture,

2) interdiction de fumer,

3) interdiction d’utiliser un moteur à pétrole,

4) interdiction de faire tourner une usine produisant des gaz,

5) interdiction d’utiliser quoi que ce soit qui émette de la fumée. Même les barbecues. Même les feux de cheminée. Même les pétards.

La première réaction musclée vint des gouvernants des pays pétroliers. Ils tentèrent de corrompre les membres de la Commission de sécurité de l’ONU. N’obtenant aucun résultat ils tentèrent d’assassiner le président Nemrod. Un tireur d’élite le rata de peu en visant d’un toit.

Suite à cette attaque, le président Nemrod prononça un deuxième grand discours dont le ton était beaucoup plus menaçant.

« Le pétrole est le sang de la terre et ceux qui l’aspirent en sont les vampires, déclara-t-il. Puisqu’ils veulent la guerre nous ferons donc la guerre aux nations-vampires suceuses de pétrole. »

Dès lors le président Nemrod fit voter des crédits exceptionnels en vue de la création d’une armée de circonstance : l’APA (Anti-Pollution Army). Ses membres furent dotés des équipements les plus modernes (mais sans poudre) avec des armes de type arbalètes. Face à eux, les pays pétroliers enrôlèrent des soldats mercenaires qu’ils réunirent en puissantes milices munies d’armes modernes, à poudre celles-ci.

La « Guerre du Pétrole » dura trois ans, et tourna à l’avantage de l’APA grâce au nombre de ses soldats et aux talents de quelques généraux fins stratèges.

Les dirigeants des pays pétroliers vaincus furent arrêtés puis noyés dans des bacs de pétrole jusqu’à ce que mort s’ensuive. « Vous aimez le pétrole ? Eh bien buvez-le ! », avait déclaré le président Nemrod.

Après les États pétroliers, la seconde vague de résistance aux lois écologiques vint des associations d’automobilistes qui lancèrent des manifestations sur toutes les grandes avenues de la planète en scandant des slogans tels que : « Nous aimons nos voitures. » Les camionneurs, les taxis et les motards se montrèrent solidaires.

Pragmatique, après avoir créé l’APA, le président Bruce Nemrod lança la PAP (Police Anti-Pollution), elle aussi dotée de pouvoirs d’action et de moyens considérables.

La survie de l’espèce constituait un argument imparable face aux contestataires.

Après les guerres ouvertes, surgirent les guerres civiles : Automobilistes contre PAP.

Les usagers de moteurs étaient encore plus fanatiques que les gouvernants des États pétroliers. On ne renonce pas aussi facilement au plaisir de faire « vroum vroum » en appuyant sur l’accélérateur de son 4 x 4 turbo diesel. Les comités de défense des automobilistes avaient tenté de bloquer les grandes artères mais la PAP avait dégagé les embouteillages avec des béliers. Des groupes de motards s’étaient formés et armés pour combattre en une meute fumante et sonore.

Ils s’avérèrent de redoutables guerriers. Finalement, pour en venir à bout, fut créée une section de cavalerie : la PAPM. Police Anti-Pollution Montée. Les charges des motards à fusil contre les PAPM à cheval avec leurs arbalètes et leurs lances furent d’une grande beauté mais tournèrent vite à l’avantage des forces gouvernementales, plus nombreuses et mieux organisées.

Les chevaux étaient tout-terrain et présentaient l’avantage de ne jamais tomber en panne d’essence.

Les motards et les automobilistes rebelles furent pendus. Et leurs corps servirent de compost pour les jardins potagers municipaux.

Pour décourager toute tentation de faire vrombir des soupapes, les voitures à moteur furent jetées au fond des océans. Certains fétichistes irréductibles préférèrent rester crispés au volant de leur engin chéri, ceinture de sécurité serrée au moment du grand saut.

Ainsi fut tournée la page des moteurs.

Seuls les fumeurs de cigarettes, déjà fortement réduits au silence par les lois sanitaires des années 2000, ne marquèrent aucun signe de rébellion. Ils étaient résignés depuis longtemps.

Au final, la politique antipollution du président Nemrod avait coûté la vie à plusieurs centaines de milliers de personnes. Mais comme l’énonçait lui-même le président aveugle, c’était « un petit sacrifice pour éviter un drame beaucoup plus dévastateur ».

Ainsi l’essentiel de l’humanité avait fini par comprendre à la longue cette phrase :

« On ne peut plus se permettre de polluer. »

Les usines fermèrent les unes après les autres. Sans pétrole les machines ne tournaient plus. Sans camions ni voitures, l’activité économique s’était considérablement modifiée, privilégiant les artisans locaux et le commerce de proximité. Profitant d’une grande popularité due à sa victoire sur les pays pétroliers et les émeutes d’automobilistes, le président Nemrod voulut consolider son avantage.

Il décida, toujours au nom de la survie de l’espèce, de fermer toutes les centrales électriques thermiques (pétrole et charbon) ou nucléaires, puis dans la foulée d’interdire purement et simplement toute activité électrique. Ce fut la sixième loi antipollution.

6) Interdiction d’utiliser l’électricité.

Cette loi passa paradoxalement sans difficulté.

Cependant le président Nemrod, pour être aveugle n’en était pas moins visionnaire. Il se doutait que même si sa politique écologiste coercitive était passée de justesse, les gens ne pourraient renoncer à leur cadre de vie moderne. Il ne fallait surtout pas donner l’impression de proposer un retour au Moyen Âge, comme certains de ses détracteurs l’en accusaient régulièrement.

Le président Bruce Nemrod proposa donc aux entreprises de leur accorder une aide afin qu’elles s’adaptent aux nouvelles normes antipollution dans le cadre d’un plan nommé MDA : « Maintien Des Apparences ».

Il s’agissait en fait de maintenir un mode de vie moderne en fabriquant de manière quasi industrielle, mais toujours sans productions polluantes, des « ersatz ».

Les meilleurs ingénieurs planchèrent pour résoudre cette quadrature du cercle : fabriquer des objets écologiques non polluants ressemblant aux anciens objets industriels polluants.

Ce défi plut aux chercheurs les plus subtils et les plus inventifs.

Les industriels s’adaptèrent donc pour produire sans essence ni électricité des objets nouveaux qui avaient l’apparence des anciens. De grandes marques automobiles proposèrent une nouvelle gamme en tous points identique à leurs modèles les plus célèbres.

La carrosserie de tôle était remplacée par une carrosserie fibre de verre, un peu comme celle des kayaks.

Le moteur à essence était remplacé par un pédalier, une chaîne et un dérailleur semblables à ceux des vélos de course.

Ainsi, la Ford, la Toyota, la Volkswagen mais aussi la Mercedes, la Renault, la Peugeot, la Fiat, la Volvo, la Saab, la BMW ou la Hyundai étaient désormais à pédales.

Même Rolls Royce, Bentley, Hummer, Lamborghini, Jeep et Maseratti avaient créé leur modèle à pédales. Tous avaient adapté leur production pour construire des carrosseries ultralégères, des rouages en titane, des embrayages en bois.

De même, comme les experts avaient remarqué que les pets des vaches, des moutons et des porcs étaient une importante source de méthane (gaz qui augmentait le trou dans la couche d’ozone), le président Nemrod avait ordonné l’élimination pure et simple de tous les troupeaux bovins, porcins et ovins, remplacés par des sources de protéines végétales ou marines. D’habiles chimistes arrivèrent ainsi à produire des ersatz de steaks de bœuf ou de jambon avec du tofu, des algues ou des champignons.

Ce fut la septième loi antipollution.

7) Ne plus manger de viande rouge.

 

Moi, je m’appelle Jérôme Toledano. Quand je me regarde dans le miroir je vois un type grand, large d’épaules, le cheveu ras, le menton carré. Le genre de type à qui on n’a pas envie de chercher des problèmes. Une balafre sur la joue complète le tableau, me donnant un côté pirate dont je ne suis pas peu fier. Mon père était militaire dans l’APA, puis policier dans la PAP. Il a même fait partie de la fameuse PAPM, Police Anti-Pollution Montée. C’étaient eux qui avaient chargé, à cheval, armés de lances et d’arbalètes, contre une armée des motards Hells Angels pollueurs dotés de revolvers à balles lors de la fameuse bataille d’Albuquerque dans le Nouveau-Mexique. La PAPM avait gagné de justesse, mais mon père était mort durant les combats. D’une balle dans le dos. Dès lors il était devenu une légende de la lutte contre la pollution.

J’avais naturellement été enrôlé dans les JE, Jeunesses Écologistes (l’idéal pour la formation d’un véritable écologiste : cours de survie en forêt, salut au drapeau, cours de compostage, manifestations, défilés, journées de nettoyage des zones polluées, plantations d’arbres) puis dans les PAP (j’avais réussi l’examen d’entrée de justesse, une question sur le cycle de floraison du pissenlit avait failli me faire tout rater). Pourtant, après cinq ans de bons et loyaux services j’en avais été exclu suite à un incident stupide.

Ce jour-là, j’avais un peu bu, et j’avais bâclé une enquête. C’était dans un quartier chaud de Harlem. J’avais été un peu violent avec un type que je suspectais d’avoir pollué avec une tronçonneuse à moteur. Quelques gifles appuyées et il avait avoué. Je l’avais ensuite fait pendre. Or sa femme avait prouvé son innocence en s’avouant coupable. Pas de chance. Des collègues s’étaient plaints de mes méthodes trop expéditives susceptibles de donner une mauvaise image de la PAP. Ma réputation de grosse brute et d’alcoolique n’avait rien arrangé. Du coup j’avais reçu un blâme.

Plus tard, j’avais tué un type d’un carreau d’arbalète parce que je croyais qu’il fumait alors qu’en fait de la vapeur sortait de sa bouche, l’air était glacé. Cette fois, j’ai purement et simplement été « remercié » par mes supérieurs hiérarchiques.

J’avais donc quitté le service public et connu une période de déchéance durant laquelle l’alcool avait été ma seule consolation. Cependant un ami de mon père, un officier de la prestigieuse PAPM, qui avait combattu à Albuquerque avec lui, avait fini par me convaincre de créer mon agence de détective privé, lui se chargeant de me fournir des clients.

La plupart de mes enquêtes concernaient des recouvrements de dettes, de l’espionnage industriel ou des affaires matrimoniales. Cela suffisait à me faire vivre confortablement.

C’était ainsi que j’avais pu acheter ma Ford Mustang décapotable (rouge avec un motif de tigre bondissant la gueule ouverte sur les flancs) et un petit studio sur la 8e Avenue. Je pilotais donc allégrement en passant les dix-huit vitesses de ma Mustang dans un New York à l’air pur, gâché pourtant par les désagréables relents des pendus des squares.

Arrivé au bas de mon immeuble de bureaux, j’ai garé ma voiture à côté des autres au parking. Sans oublier d’attacher l’ancre pour ne pas qu’elle s’envole au vent, à plusieurs mètres de hauteur (cela m’était déjà arrivé et je l’avais retrouvée fendillée, c’est l’inconvénient des voitures légères).

Je pénétrai dans le hall, où un groom en livrée me salua.

Je pris l’ascenseur pour rejoindre mon bureau situé au sommet de ce gratte-ciel de 74 étages. En bas, une équipe de sportifs en short, regroupés dans un tambour de bois de trois mètres de diamètre, faisait tourner la grande roue reliée à un cordage, elle-même attachée à une poulie qui tirait vers le haut la cabine de l’ascenseur et ses occupants.

Les sportifs étaient en sueur mais la cabine atteignit sans difficulté mon bureau penthouse au 74e étage. Un petit à-coup au 35e m’avait fait sourire : probablement dû à une série de crampes ou de tendinites.

Ma secrétaire, Élisabeth, était déjà arrivée. Le duvet sous son nez se transformait au fil des jours en moustache, mais on ne pouvait hésiter sur son sexe : ses seins étaient si proéminents qu’ils la déséquilibraient parfois lorsqu’elle marchait.

Elle m’offrit un café qu’elle venait de réchauffer sur la plaque solaire à miroir concave.

— Le courrier vous attend, m’annonça-t-elle.

Je me dirigeai donc vers le balcon.

Sur la rambarde je découvris dans l’ordre : des moineaux, des pigeons et des vautours.

Les moineaux dressés transportaient les SMS, les petits mots rapides. Je dégageai les bagues de leurs pattes et lus rapidement. C’étaient des souhaits de bon anniversaire.

Ah, c’est vrai j’avais oublié. C’est aujourd’hui que je prolonge d’une année mon existence sur cette planète.

J’accrochai des SMS de remerciements aux bagues et laissai repartir les moineaux.

Les pigeons, eux, portaient des bagues nettement plus grosses. Des factures, des prospectus et des documents administratifs.

Le vautour était lesté d’un colis. Je décrochai l’étui volumineux accroché à sa patte droite et l’ouvris. C’était un cadeau de ma mère, un holster pour arbalète qu’elle avait cousu elle-même, ainsi qu’un petit carquois pour les flèches.

Chère maman.

L’année dernière elle m’avait offert le poignard de papa. Et l’année précédente, une fiole de curare pour enduire mes pointes de flèches. Du curare qu’elle avait filtré elle-même.

Je regardai le ciel et respirai à pleins poumons. Difficile de croire que jadis, chaque respiration saturait les poumons d’hydrocarbures. Du haut de mon 74e étage, j’aurais vu le nuage de pollution flotter au-dessus de la ville. Désormais, grâce à la politique stricte de Bruce Nemrod, tout était devenu clair et sain. Le trou dans la couche d’ozone au-dessus des pôles n’évoluait plus.

Je libérai le vautour de la poste et il repartit à tire-d’aile en lâchant un cri lugubre.

D’autres messagers traversaient l’azur du ciel. J’aperçus un faucon qui fonçait sur un pigeon. Probablement un voleur de courrier. C’étaient les nouveaux délinquants. Les fauconniers. Ils espéraient trouver des chèques dans les bagues.

Au-dessus des gratte-ciel les plus élevés de New York je distinguais des Boeing 797. Vu l’époque de l’année je me doutais que ces gens partaient vers la Floride.

Admirables touristes. Car il en fallait du mollet et de la santé pour partir en vacances. Même si les Boeing 797 présentaient la même apparence que les anciens avions à réacteurs, même s’ils étaient tenus en suspension dans les airs par d’énormes ballons d’hélium accrochés à leurs ailes, il fallait pédaler fort pour faire tourner les hélices sur les centaines de kilomètres qui nous séparaient des plages de Miami. Le voyage prenait plusieurs jours et, paraît-il, l’ambiance dans les cabines était assez tendue étant donné le confinement, l’odeur de sueur, et la fatigue des hôtesses qui servaient l’eau, les boissons, les barres énergétiques, les plats et les pommades anti-claquage.

On nous disait que c’était bon pour le cœur. D’ailleurs, les touristes arrivaient à destination épuisés mais musclés. Pour ma part, je ne me sentais plus assez sportif et patient pour ce genre d’exercice. Les vacances me fatiguaient trop.

Je revins dans mon bureau. Élisabeth, après s’être soulevée avec difficulté de son large fauteuil, me signala qu’un client qui avait l’air important m’attendait.

C’était un homme de belle prestance, cheveux poivre et sel, costume vert foncé, chemise vert clair, cravate noire.

— John Alvarez. Je travaille pour le métro, annonça-t-il en me tendant sa carte de visite frappée du sigle de la CMNY : Compagnie du Métro de New York. Je suis directeur du développement.

J’eus aussitôt une vision des usagers en train de pédaler tous les soirs dans les rames bondées pour rentrer chez eux. Ceux qu’on appelait les « galériens des heures de pointe ».

Je lui tendis une main large.

— Enchanté, que me vaut le plaisir ?

— Nous avons depuis quelque temps une petite inquiétude. Il semblerait que notre principal concurrent, la SBNY, Société des Bus de New York, soit en train de mettre au point un nouveau moyen de transport citadin révolutionnaire, capable d’éviter les embouteillages et de fluidifier le trafic centre-ville-banlieue.

— Jusque-là rien que de très normal, c’est la concurrence industrielle. Quel genre de bus ?

— D’après nos sources, ils auraient trouvé le moyen de déplacer des banlieusards en centre-ville, très vite, sans utiliser de pédalier.

— Des bus à voile ? Des bus à moteur à ressorts ? Des bus tractés par un câble ?

— Rien de tout ça. Ils ont trouvé autre chose de plus « audacieux ». Et ils entourent leur découverte du plus grand secret. Nous soupçonnons évidemment l’emploi de moteur, d’essence, ou de fumée. Et je vous avouerais que si vous les coinciez cela serait utile pour notre entreprise. Nous vous en serions très… reconnaissants.

Je lui précisai le tarif de la reconnaissance, ce qui le fit tiquer dans un premier temps, mais accepter dans un second.

 

Le lendemain, dans l’après-midi, je fouinais déjà dans les ateliers de recherche de la SBNY, dont les locaux étaient situés dans un coin de banlieue du Queens.

De l’extérieur, ce n’était que des bâtiments modernes, des bureaux alignés avec, à l’arrière, des hangars remplis de bus. J’avais emporté avec moi mon détecteur de fumée, d’hydrocarbures, et même mon détecteur de nitrate au cas où ils utiliseraient une forme quelconque de poudre explosive.

Je savais bien évidemment qu’en cas de réussite il ne me serait pas difficile de les dénoncer, et dès lors, l’endroit où se trouvait leur belle usine ne serait bientôt plus qu’un terrain vague avec quelques cadres supérieurs accrochés aux branches fleuries de ce beau printemps.

Je cherchais un laboratoire mais, finalement, ce fut dans une sorte de champ, à l’arrière des buildings administratifs, que je découvris le grand secret de la SBNY.

En fait, le moyen qu’avaient trouvé leurs chercheurs pour déplacer à vive allure des foules entières de citadins sans utiliser le métro, le bus, ou la voiture c’était… la catapulte !

Ni plus ni moins.

Je les observais de loin.

Les ingénieurs préparaient un homme qui devait grimper sur une catapulte géante d’au moins cinq mètres de hauteur, et qu’ils prévoyaient de lancer dans le ciel. L’homme devait s’envoler et, si j’en croyais ce que j’entendais en utilisant un cornet amplificateur de sons, il atterrirait sur un point-cible prévu à cet effet.

Je poursuivis mes investigations en fouillant dans les bureaux de la SBNY. Je finis par découvrir qu’en effet ils comptaient concurrencer la CMNY en disposant à l’intérieur et à l’extérieur de la ville des milliers de catapultes humaines.

Je fouillai d’autres bureaux et découvris ce qui, a priori, semblait invraisemblable : les ingénieurs de la SBNY se faisaient aider de spécialistes de golf qui étudiaient l’influence du vent sur les trajectoires de vol à longue distance. Des experts en artillerie aidaient aussi à ajuster leurs tirs.

J’avais beau être ouvert au progrès, j’imaginais mal, tous les matins aux heures de pointe, des milliers de catapultes lançant des millions de banlieusards, mallette de travail au poignet, sur la capitale. Et j’imaginais encore moins le soir, aux mêmes heures de pointe, ces mêmes millions de travailleurs s’envoler ensemble pour retomber dans leurs banlieues respectives. Pourtant, l’image de ces foules propulsées dans le ciel avait quelque chose de vraiment « esthétique ». Semblable à une explosion de feu d’artifice, ou à une fleur s’ouvrant d’un coup.

Des catapultes pour les banlieusards…

Quelqu’un pouvait-il seulement avoir eu cette idée saugrenue ?

C’est alors que je tombai sur une femme de ménage qui se mit à hurler en me voyant.

Aussitôt un groupe de vigiles surgit.

Je cueillis le premier de mon poing droit, enfonçai mon pied gauche dans le foie du second et filai comme un beau diable avant que le troisième ne réagisse.

Je courais.

Derrière moi le groupe des poursuivants, devant moi quelques responsables de l’entretien qui essayaient de faire barrage avec leurs balais. C’était sans compter avec ma taille, mon poids et du coup ma masse. Je les percutais comme une boule de bowling frappant des quilles.

Cependant l’alerte était donnée, mes poursuivants se faisaient plus nombreux. Je devais coûte que coûte trouver un moyen de sortir de là. Pris d’une intuition soudaine, je fonçai vers le champ d’expérimentation.

Autour d’une catapulte, plusieurs types en blouse blanche équipaient un cobaye déjà assis sur le siège du bras de lancement.

L’effet de surprise fit le travail à ma place. Je n’eus qu’à dégager d’une main l’apprenti catapulté, un jeune homme casqué et engoncé dans un anorak, et de l’autre à bousculer les ingénieurs occupés à noter des chiffres et à calculer sur des bouliers.

Le siège m’a paru moelleux. Et avant que quiconque n’ait eu le temps de réagir je sortis le poignard de mon père (offert par ma mère et baptisé par les Jeunesses Écologistes « Excalibur »), et je tranchai le lien qui retenait le bras de la catapulte.

Ce qui suivit participa de ce que l’on peut appeler une émotion forte.

Un plaisir nouveau et puissant.

Je volais.

Violemment projeté dans le ciel, j’eus le loisir de côtoyer non seulement les pigeons voyageurs de la poste, mais aussi les nuages, et même un avion à hélices qui volait à basse altitude.

Le vent fouettait mon visage.

Je compris soudain pourquoi le catapulté dont j’avais pris la place était emmitouflé dans un anorak, là-haut il faisait vraiment froid, l’air était piquant. Le voyage me sembla durer très longtemps. À un moment j’eus presque envie d’étirer mes bras pour voir si on pouvait planer mais, arrivé à un point culminant, mon ascension ralentit.

Durant quelques secondes, j’eus l’impression de rester en suspension à une centaine de mètres du sol.

Certes je pus admirer la vue d’en haut, mais sans faire du tourisme, déjà je quittais mon apogée pour aborder la seconde partie du voyage, en général la plus délicate : la chute.

Et ce qui à l’aller semblait une courbe gracieuse, devint très vite une pente raide.

À cette seconde seulement je me suis posé le genre de question stupide, qu’il vaut mieux se poser beaucoup plus tôt ou pas du tout : Au fait, pourquoi n’ai-je pas de parachute ?

Le sol fonçait vers moi accompagné de toute la ville de New York comme une gigantesque raquette de tennis s’approchant d’une balle.

Si ce n’est que la balle c’était moi.

Les buildings arrivaient à toute vitesse comme des dents effrayantes prêtes à me fracasser.

Enfin je vis tout en bas une équipe de scientifiques entourant un rond-cible, marqué de cercles concentriques rouges et blancs.

Je me ramassai en fœtus, prêt au choc, et fermai les yeux.

Puis, soudain pris d’un doute, je les rouvris et me redressai pieds en avant.

Bien m’en prit. Je percutai aussitôt le centre d’une membrane souple sous mes pieds.

Un trampoline. Ils font la réception sur un trampoline !

Comme au ralenti, je m’enfonçai profondément dans la surface élastique avant de remonter et de rebondir plusieurs fois, puis de me stabiliser.

Bon sang ! j’ai réussi à être catapulté du Queens dans Manhattan ! Des dizaines de kilomètres franchis en quelques secondes !

Heureusement, les scientifiques du point de chute n’étaient pas au courant du changement de cobaye.

Profitant de l’étonnement devant mon manque d’équipement, je bousculai tout le monde et bondis vers les rues de New York. Mais très vite un groupe d’agents de la sécurité de la SBNY me prit en chasse.

Je stoppai un taxi à bandes jaunes et noires, saisis le conducteur par le col et l’éjectai de son véhicule. Je m’installai sur son siège et passai la première vitesse.

Une Cadillac Lincoln aux suspensions molles. Évidemment j’aurais préféré ma Mustang, les agents de la SBNY étaient montés dans leur propre véhicule et fonçaient à mes trousses.

Je passai la deuxième vitesse mais les deux types dans leur Pontiac pédalaient fort. Ils n’avaient pas l’épuisement d’un vol en catapulte dans les reins, eux.

Ils devaient bien faire du 40 kilomètres à l’heure, pendant que mon compteur plafonnait péniblement à 35 à l’heure.

Je passai une vitesse et accélérai encore.

45 kilomètres-heure.

Ils me rattrapaient.

Nouvelle vitesse. Gros plateau. Petit pignon.

60 kilomètres-heure.

Difficile d’aller plus vite. Je soufflais et ahanais.

En grillant un feu rouge je faillis emboutir un camion et fis un vœu pour que mes poursuivants, eux, ne le manquent pas. Mais ils l’évitèrent aussi.

Finalement ils me doublèrent en queue-de-poisson.

Mon taxi décolla de la route, se mit à rouler en tonneaux, et moi avec, ligoté par ma ceinture de sécurité. Un piéton fut heurté mais sans grand mal.

Je n’eus aucune difficulté à me dégager de la carrosserie en plastique. C’était l’avantage des voitures écologiques, on n’était pas écrabouillés dans la tôle tordue.

Déjà les deux agents de la SBNY avançaient sur moi, menaçants.

Je saignais de la bouche mais mes réflexes étaient intacts. J’arrachai l’aile du taxi et m’en servis pour assommer le premier. Le second se rua sur moi et me décocha dans les côtes un coup fulgurant qui me coupa le souffle. Toujours à terre, je vis ses deux poings m’atterrir dans la figure. C’était bien la peine d’échapper à un vol en catapulte pour se faire massacrer dans la rue.

Sonné, les oreilles sifflantes mais l’adrénaline aidant, j’arrachai le pare-chocs du taxi et le fracassai sur le crâne de mon adversaire. Il avait son compte.

Faut pas me chercher.

Je décidai de rentrer au bureau en métro. Pédaler au milieu de la foule avait quelque chose de relaxant par rapport au rodéo que je venais de vivre.

Ascenseur. 74e étage. Élisabeth m’adressa un signe de connivence, puis me chuchota à l’oreille :

— Il est là depuis deux heures. Il a insisté pour attendre.

Tout en parlant et sans faire la moindre remarque, elle avait sorti le coton, les pansements et autre mercurochrome et pansait déjà mes plaies. Elle m’aida à ôter ma chemise couverte de sang et m’en donna une neuve.

John Alvarez, le directeur du développement de la CMNY, m’attendait en effet dans mon bureau.

Je lui racontai ma journée, lui expliquai que même si son concurrent pouvait intervenir avec ses catapultes sur de petites distances, il était peu probable qu’on puisse catapulter les banlieusards jusqu’au centre-ville sans risquer que le vent les dévie. Ce qui entraînerait un écrasement fatal contre les murs des buildings. Ou une chute parmi les voitures.

— … Sans compter que les piétons risquent de se prendre les « déviés » sur la tête. Il risque de pleuvoir dru !

— Vous en êtes sûr ? demanda John Alvarez, étonné.

— J’ai moi-même testé la catapulte. Le trampoline de réception est large, mais imaginons qu’une bourrasque ait pu me dévier, j’étais mort. L’élément météorologique étant incontrôlable, cette technique n’a aucun avenir.

Le visage sombre, John Alvarez ne prenait pas l’affaire à la légère.

Il me tendit un chèque mais, au moment où je voulus le saisir, il le retint.

— Je vous donne le double si…

Il s’interrompit, mal à l’aise.

— Si quoi ? insistai-je.

— Si vous sabotez leur catapulte le jour de la démonstration officielle. Je veux être sûr que le type sera « dévié », comme vous dites. Je pense qu’un cadavre écrasé contre une façade devrait être suffisamment dissuasif pour nous laisser le temps de mettre au point… nos propres catapultes « sécurisées ».

Étonné tout de même de ne pas l’avoir dégoûté des catapultes et des trampolines, je lui répondis que la déontologie et mon éthique m’interdisaient de telles pratiques. J’insistai sur le fait qu’il devait faire confiance aux courants d’air naturels et aux caprices des vents pour ruiner le projet concurrent. Comme je l’avais espéré, les enchères montèrent. Finalement, déontologie et éthique détournèrent les yeux et nous arrivâmes à nous entendre sur le triple de la somme. Il m’en donna la moitié, le reste viendrait après l’« accident » lors de la démonstration officielle qui devait se dérouler dans trois mois.

Le client parti, Élisabeth se leva en s’épongeant le front à cause de la chaleur qui dessinait de larges auréoles sur son chemisier blanc et m’apporta un whisky trempé de quelques gouttes de sa sueur.

— Je crois que ça vous fera du bien, affirma-t-elle.

C’est ce que j’appréciais le plus chez Élisabeth : sa capacité à dire des phrases ordinaires dans les instants extraordinaires.

Je lançai le ventilateur à larges pales, actionné par un écureuil dans une roue. Il suffisait pour cela de descendre un filet rempli de graines de tournesol. Dès que l’écureuil le voyait, il fonçait pour l’attraper. Ce qui faisait tourner la roue et donc le ventilateur.

— Vous ne trouvez pas qu’il fait de plus en plus chaud ? questionna Élisabeth.

Joignant le geste à la question elle entrouvrit son chemisier ce qui m’offrit une vue plongeante sur les deux globes de ses seins, lisses et luisants.

— Je me demande si malgré toutes les précautions, le trou dans la couche d’ozone ne s’élargit pas, vous en pensez quoi, monsieur Toledano ?

— Je vous aime beaucoup, Élisabeth, lançai-je en réponse aux deux questions.

Le compliment la fit rosir.

Je consultai ma montre à cadran solaire, l’ombre indiquait 17 heures, et je me dis que j’avais assez travaillé pour la journée.

L’ascenseur à la descente était plus rapide qu’à la montée et je saluai les sportifs dans le tambour du rez-de-chaussée avant de rejoindre le parking et d’enlever l’ancre de ma Ford Mustang.

Sur le chemin du retour je vis que les services de la voierie avaient décroché les pendus les plus abîmés. Des riverains avaient dû se plaindre des mouches.

À quelques rues de chez moi je tombai sur un embouteillage au niveau du croisement de la 5e Avenue et de la 43e. C’était une équipe de télévision. Plus précisément le journal du soir. Sur une scène en forme d’écran posée au milieu de la place, un journaliste assis lisait « le texte » :

— Le président Nemrod a annoncé que le trou dans la couche d’ozone continuant de s’agrandir, les mesures antipollution vont devenir plus drastiques encore.

Derrière lui, des acteurs mimaient les scènes d’actualités : meurtres, guerres, accidents, mariages, matchs de sport. La météo avait le mot de la fin, incarnée par des acteurs déguisés en soleil ou en nuages grimaçants.

Un peu partout dans la ville, de semblables théâtres-télévisions annonçaient les mêmes nouvelles au même instant.

Enfin chez moi, je m’effondrai dans mon fauteuil et déplaçai un morceau de fromage face à la souris qui actionnait mon tourne-disque pour écouter un vieux morceau de jazz. J’aimais bien cette musique.

Le jazz…

À l’époque, cette musique donnait paraît-il envie de fumer et de faire l’amour. Le mot « jazz » signifiait d’ailleurs amour en argot. Moi le jazz me donnait juste envie de boire.

Les yeux fermés, je me revoyais en train de jouer à l’oiseau… je venais quand même d’être catapulté du Queens à Manhattan !

Quelqu’un frappa à la porte.

Derrière le battant vitré, j’aperçus tout d’abord une silhouette élancée.

— Je vous en prie, aidez-moi. Je suis perdue sans vous, murmura-t-elle.

Sans réfléchir je la laissai entrer et lui proposai mon fauteuil.

C’était une femme impressionnante.

Elle portait un tailleur noir ajusté à la taille, une jupe courte qui dévoilait ses longues jambes en bas à résilles, et des chaussures à hauts talons. Ses lèvres étaient peintes d’un rouge agressif et ses yeux soulignés de khôl.

Une élégance peu habituelle chez les jeunes femmes actuelles plutôt « hippies », mais qui convenait parfaitement à la musique jazz qu’égrenait mon tourne-disque, ou plutôt la souris épuisée mais toujours motivée par le fromage. Devant ses yeux exorbités, je craignis que le rongeur ne tienne pas jusqu’à la fin du morceau Fever.

La femme rectifia sa coiffure du bout des doigts. Je lui servis un whisky, et elle but à petites gorgées nerveuses.

En quelques phrases elle m’expliqua que son père était un ancien Hell Angel et qu’il n’arrivait pas à décrocher de sa passion des motos à moteur à essence.

— Il va être pendu, soupirai-je, fataliste. Et ce sera bien fait. Mon père a été assassiné par une troupe d’Hells Angels. Je les déteste.

— Non, il ne sera pas pendu. Car vous allez le sauver.

— Je ne peux pas. Les mesures antipollution viennent encore d’être renforcées et…

— Je vous demande juste de ramener mon père à la raison avant qu’il ne soit trop tard. Après je vous paierai pour votre silence.

La musique s’arrêta d’un coup. La souris du tourne-disque était probablement morte d’un infarctus. J’allai dans la cuisine, chercher une souris neuve (ce qu’on appelait des « piles », elles étaient recyclées dans les pots de fleurs par souci écologique) et plaçai la neuve. Stormy Weather commença à résonner.

— Pourquoi moi ? demandai-je.

— Mon frère m’a dit que vous étiez le meilleur. Il est directeur à la CMNY.

— Vous êtes la sœur de John Alvarez ? Je l’ai vu il y a quelques minutes à peine. Il n’a pas pu vous parler de la conclusion de notre affaire.

Elle battit de ses longs cils.

— Il m’a dit que vous étiez un homme de cœur et d’une grande efficacité.

— Je lui ai en effet résolu son « petit problème ».

— Il avait enquêté sur vous avant de venir vous voir. Il m’a dit qu’il avait rarement vu quelqu’un d’une telle probité morale.

— Vous ne m’aurez pas à la flatterie. D’abord, comment avez-vous eu mon adresse personnelle ?

— Je vous ai suivi, avoua-t-elle. Je ne voulais pas vous voir dans un cadre professionnel.

En tant que détective privé, je me sentis vexé de ne pas l’avoir repérée. Je m’étais fait suivre comme un débutant par une femme sans même la détecter. Mais déjà elle s’approchait et collait ses seins contre mon torse.

— Je vous en supplie, aidez-moi. Sauvez mon père.

J’hésitais. Elle profita de mon trouble pour coller ses lèvres aux miennes et m’embrasser goulûment.

— Croyez bien que je vous en serai éternellement reconnaissante.

La musique jazz ralentit, tant la deuxième souris était étonnée du comportement de ma visiteuse.

— Je m’appelle Sabrina, Sabrina Alvarez, lâcha-t-elle dans un souffle. Je ne suis qu’une petite actrice de théâtre d’actualités, mais je vous donnerai tout ce que j’ai.

Je comprenais mieux son accoutrement. Une actrice ! La pauvre devait tous les soirs jouer sur une scène de rue les drames de ce monde.

— Sans vous, monsieur Toledano, je n’ai plus d’espoir. Mon père est fou. Complètement fou. Mais ce n’est pas un méchant homme, il suffit de lui parler et de le convaincre.

Une larme coulait et, mélangée au mascara, dessinait sur sa joue une longue traînée sombre.

— Vous paraissez blessé, chuchota-t-elle en glissant sa main dans ma chemise entrouverte et en caressant les poils de mon torse au niveau du cœur.

Je ne sais plus très bien ce qui a suivi, mais nous avons fait l’amour. Et rarement dans ma vie j’ai ressenti une telle certitude d’être en train de faire une bêtise. Une grosse bêtise.

 

Le lendemain, nous nous sommes mis en route.

Après avoir roulé longtemps vers l’ouest, je garai ma Ford Mustang rouge 18 vitesses près d’une petite maison isolée, en lointaine banlieue.

Il faisait très chaud. Ces longues heures de pédalage sur l’autoroute m’avaient donné soif. Ma passagère était elle aussi en sueur. Il faut dire que la jolie tenue qu’elle avait mise pour me convaincre de l’aider ne convenait pas vraiment aux circonstances plutôt… sportives. Elle avait donc en partie déchiré ses vêtements. Du coup le spectacle de son corps splendide participait à ma motivation d’enquêteur.

La maison semblait abandonnée.

— Papa ! Papa !

Personne ne répondit. Mais à mesure que j’approchais de l’arrière de la maison, un bruit et une odeur inconnus m’assaillirent.

Serait-il possible que…

Je parvins sur les lieux le premier. La scène était hallucinante.

Un petit vieux à longue barbe poivre et sel, nez en museau aérodynamique, casquette en cuir et lunettes rondes en mica mauve, était juché sur un engin à deux roues dont je n’avais vu jusque-là que des photos dans les livres d’horreur.

Une vraie moto !

Ses longs cheveux s’échappaient de la casquette en cuir et la moto diffusait avec son haut-parleur sans le moindre rongeur à l’intérieur la musique de Born to be wild.

Plusieurs médailles brillaient à son cou. Comme les bouts ferrés de ses bottes, les clous du blouson de cuir, les tatouages, les piercings. Il enclenchait un tour après l’autre sur une sorte de piste goudronnée qui semblait aménagée à cet effet.

Quand il nous repéra, il consentit enfin à stopper son engin fumant et rutilant tout près de nous. Il souleva ses lunettes mauves sur lesquelles des foules de malheureux moucherons s’étaient écrasés et désigna son engin d’enfer.

— Ça vous la coupe, hein ? Harley Davidson « Phantom » ! 1 852 centimètres cubes, double carburateur, moteur à injection, freins à disques ventilés ! Impressionnant, non ?

— Papa, oh mon Papa, j’ai eu si peur ! Je pensais ne plus te trouver.

Il me jaugea avec méfiance.

— C’est qui celui-là ?

— Écoute, Papa, j’ai fait venir monsieur pour qu’il te parle. Tu ne peux plus continuer comme ça. C’est trop dangereux.

Le vieil homme à l’allure de fouine velue me considéra, sceptique.

— C’est ton nouveau mari ? Tu as bien fait d’en changer, le précédent était trop petit. Je crois aux types qui ont des épaules larges et des balafres.

— Jérôme Toledano est détective privé. Lui seul pourra nous aider en cas de pépin car il connaît les trucs de la police. C’est un ancien de la PAP.

— La PAP ? Ah, ah ! Les « Pauvres Ânes Prétentieux » ?

L’homme coupa enfin le contact et le vacarme du moteur cessa ainsi que la fumée. Il descendit de sa moto d’un élégant petit saut carpé comme d’un destrier.

Il vint vers moi et accomplit un geste terrible. Il sortit un cigare de son étui en cuir et se mit à le fumer avec ravissement.

— Non, Papa ! Pas ça !

— Je m’en fous. Je préfère crever d’un cancer du poumon que me priver de ces petits plaisirs. Je suis vieux. Ils ont déjà pendu tous mes copains fumeurs ou bikers et je veux bien être le dernier.

Je me sentis obligé d’intervenir.

— Monsieur Alvarez, soyez raisonnable, le trou dans la couche d’ozone est à son état limite. Vous avez entendu le président Bruce Nemrod. C’est une question de mètres cubes. Une simple bouffée de pollution peut tout faire craquer.

— Tout craque ? M’en fous. Que l’humanité crève du moment que j’ai ma Harley Davidson et mon havane « Roméo et Juliette ».

— Tu vois, ce n’est pas facile ! reconnut Sabrina Alvarez. Je t’en prie, sauve mon père. Il ne se rend pas compte.

Un instant j’eus envie d’appeler d’urgence la police, en libérant un des moineaux SMS qui traînaient dans ma voiture, mais elle semblait si bouleversée que cela m’émut.

— C’est… hum… un criminel pollueur, affirmai-je.

— C’est mon père, répondit-elle.

— Il augmente le trou dans la couche d’ozone !

— Il est comme un enfant.

— Il peut à lui seul provoquer la fin du monde.

— Il est irresponsable.

— C’est mon devoir de citoyen de le dénoncer. Si je ne le fais pas c’est moi qui deviendrais complice et risquerais la mort.

À ce moment, elle s’approcha de moi, si près que je pus sentir son parfum.

— Désolé Sabrina, je crois que tu ne te rends pas compte de ce que cet homme peut entraîner comme catastrophe.

— Je me rends compte de ce qu’un simple homme comme toi peut faire comme bien à une simple femme comme moi.

Elle me lançait un regard plein de défi.

— Je dois le dénoncer.

— Tu dois le sauver.

— Il y a une prime de 10 000 billets pour chaque pollueur dénoncé.

— Il y a une prime de 10 000 baisers spécialement pour toi.

Le vieil homme assistait, goguenard, à cet échange comme s’il ne se sentait pas le moins du monde concerné. Il semblait ne se concentrer que sur son plaisir de fumer le cigare. Puis soudain, pris d’une idée, il alla au réfrigérateur et sortit un steak froid qu’il dévora devant mes yeux avec gourmandise. Le fait qu’il en dégouline un jus saignant ne laissait aucun doute, ce n’était pas du pâté de soja, c’était du cadavre de bœuf. Il mangeait, fumait et buvait en même temps.

— OK, dit-il la bouche pleine en pointant le havane contre mon torse. Je veux bien enterrer ma Harley Davidson, mon stock de steaks et ma boîte de cigares, mais à une seule condition.

— Je vous écoute.

— Je veux qu’un jeune de la nouvelle génération sache ce que c’est que le bonheur d’avoir une Harley Davidson « Phantom » 1 852 centimètres cubes qui rugit entre ses jambes.

— Quoi ?

— Vous en l’occurrence.

— C’est interdit.

— C’est la condition pour que tout rentre dans l’ordre. Tu vas voir mon gaillard, ça, entre les cuisses, c’est encore mieux qu’une femme ! Ah ! Ah !

Je reculais.

— Vous avez peur de savoir ou vous avez peur de polluer ?

À ce moment, Sabrina vint se serrer contre moi.

— Je t’en prie. Fais ce qu’il demande et après, tout sera fini. Je te paierai cher. Et puis un dragon t’attend.

Un dragon…

Toutes les folies de la nuit passée me revinrent en mémoire. Lorsque je l’avais déshabillée, elle avait révélé un tatouage sur le dos représentant un dragon entouré de femmes nues dans un jardin rempli de fleurs exotiques. Elle m’avait dit : « Un dos c’est aussi un écran, autant que vous admiriez une œuvre d’art dans le feu de l’action. » Et je m’étais surpris tout en faisant l’amour à scruter chaque détail du somptueux tatouage gravé sur son épiderme délicat.

— OK, dis-je, mais juste un tour. Et après on fait disparaître tous les indices. Y compris les steaks.

Le vieil Hells Angel me passa son blouson noir, brancha sur l’autoradio un morceau qu’il définit comme appartenant à la bande son d’Easy Rider, un film mythique selon lui.

Puis il me ficha un cigare dans le bec qu’il alluma. Je toussai, concentré sur le deux-roues mécanique.

Sabrina Alvarez me fit des signes d’encouragement alors que son père semblait ravi de me voir partager sa passion.

Il m’expliqua comment démarrer, freiner et passer les vitesses. Au début je roulais doucement, en arrivant à maintenir correctement ma trajectoire. La Harley Davidson produisait un bruit et une fumée épouvantables et mon cigare ajoutait encore sa dose. Pourtant je sentais monter en moi comme une sensation nouvelle. Après le premier tour, j’ai eu envie d’en effectuer un second, puis un troisième. Je passais les vitesses en faisant rugir le monstre mécanique.

Le compteur indiquait 110, 120, 150, 170, 190 et bientôt 200. Il indiqua ensuite un chiffre dément :

220 kilomètres-heure !

Je ressentais sur un plan horizontal les mêmes sensations que j’avais connues en plan vertical lors de ma chute en catapulte. Si ce n’est que là je pouvais maîtriser la durée de l’événement.

J’accélérais, tentais des effets de roue arrière, et je me surpris à rire alors que ma main montait le volume du son qui désormais hurlait un morceau de hard-rock des années 70 : Éruption, du groupe Van Halen.

Le père Alvarez semblait ravi de me voir sombrer dans son vice. Le temps passait et je ne m’en apercevais pas. Les morceaux de hard-rock se succédaient.

Ce fut précisément au moment où j’écoutais Thunder, un morceau d’AC/DC, que l’orage se déclencha. Je roulais encore sous la pluie, pendant que le tonnerre grondait, et je comprenais le plaisir de mes ancêtres, le plaisir pervers de polluer « volontairement ».

Quand le réservoir fut vide, le père se mit en devoir de le remplir. Il me proposa un autre cigare et, cette fois, je parvins à aspirer la fumée sans tousser et à apprécier cette pollution intérieure de mes poumons.

Je continuais à rouler. Longtemps. J’avais perdu toute notion de durée.

Ce fut peut-être à cause de la foudre, à cause du tumulte du hard-rock, que je n’entendis pas les policiers hurler dans un porte-voix : « Arrêtez cette machine monstrueuse tout de suite ! »

Déjà plusieurs hommes en uniforme m’encerclaient et me tenaient en joue, leurs arbalètes prêtes à tirer. Mon cinquième cigare fumait encore à mes lèvres.

Tout ce que je trouvai à répondre fut :

— Je sais que les apparences sont contre moi, mais ce n’est pas du tout ce que vous croyez.

Sabrina Alvarez et son père se taisaient. Ils semblaient soulagés.

Et soudain je compris.

Sachant que la police allait venir l’arrêter, le père avait demandé à sa fille de me séduire pour me faire porter le chapeau. Il suffisait que je sois sur la moto au bon moment.

— C’est lui, dit simplement Sabrina en me désignant.

Je n’ai hésité qu’une fraction de seconde. La moto bondit et je profitai d’une butte-tremplin pour m’envoler au-dessus des policiers avec mon engin pétaradant.

Déjà les cavaliers de la PAPM éperonnaient leurs destriers pour se lancer à ma poursuite.

Je baissai la tête, des carreaux d’arbalète filaient autour de moi, trouant l’air en sifflant. La moto moins haute que les chevaux me permettait d’éviter les branches basses.

Je rejoignis l’autoroute alors que les cavaliers de la police antipollution galopaient loin derrière moi.

Dans un étui latéral, je trouvai par hasard un vieux pistolet Mauser. Je le saisis et me mis à tirer sur le plus proche cavalier. La détonation fut suivie d’un bruit de chute. L’arme à feu avait par contre beaucoup plus de recul qu’une arbalète et je dus serrer fort la crosse pour compenser l’effet de recul.

La poursuite était à mon avantage sur les tronçons d’autoroute intacts, mais tournait à l’avantage des chevaux dans les cassis et les zones ensablées.

En une seconde de conscience, je me vis armé d’un engin à poudre explosive et en train de tirer sur des policiers de l’anti-pollution. Ainsi la boucle était bouclée. Une femme m’avait fait inverser l’histoire.

Papa excuse-moi, je ne sais pas comment j’en suis arrivé là.

Mais la jauge d’essence se mit à clignoter et mon engin bruyant et fumant toussa d’abord, puis s’arrêta. Je sautai de ma machine inutile, visai encore quelques policiers, mais mon chargeur claqua à vide. Et pendant que mes gros poings entraient en action, je répétais la phrase désormais surréaliste :

— Je sais que les apparences sont trompeuses, mais ce n’est pas du tout ce que vous croyez.

Ils me maîtrisèrent en lançant des filets comme on le ferait pour capturer un fauve dangereux. Puis ils m’assenèrent des coups de matraque. Je pense qu’ils voulaient me tuer, mais un cas aussi exceptionnellement maléfique que le mien a dû paraître intéressant à l’officier de service, l’occasion unique de faire un exemple.

 

J’ai eu droit à un procès rapide. Sabrina et son père témoignèrent contre moi. Ils prétendirent qu’ils avaient tout fait pour me dissuader de monter sur l’engin de mort mais que j’étais comme drogué par le « plaisir de polluer ».

Les policiers confirmèrent qu’ils m’avaient trouvé en train d’accélérer comme un fou sur la Harley, halluciné et fumant un cigare. Puis ils rappelèrent que j’avais fui en tirant sur eux avec un revolver lorsqu’ils avaient tenté de m’arrêter.

Bon sang ! je me suis fait avoir comme un bleu par cette femme.

Le témoignage de ma secrétaire Élisabeth et celui de ma mère, qui assurèrent que toute ma vie j’avais été un brillant antipollueur, triant les ordures et recyclant mes déchets, ne suffirent pas à influencer la juge en pleine période de durcissement légal.

Je fus condamné et enfermé dans une prison destinée aux « cas dangereux ».

Le président Bruce Nemrod en personne me rendit visite la veille de mon exécution dans ma cellule. Une secrétaire l’accompagnait, pour lui indiquer le chemin. L’aveugle portait une veste bleue, une chemise bleue, une cravate bleue. Son assistante le fit asseoir face à moi.

— Vous savez, monsieur Toledano, j’ai bien connu votre père, articula-t-il. C’était un grand combattant contre la pollution. On m’a raconté son héroïsme durant la bataille d’Albuquerque, et je crois que cette bataille a été un instant déterminant de notre combat pour la survie de la planète. Si nous avions perdu Albuquerque… (Il marqua un temps.) Les pollueurs régneraient. Les gens seraient tous des égoïstes, ne pensant qu’à leur petit plaisir personnel et oubliant l’intérêt général. Vous savez, vous n’avez pas connu cette époque mais avant… les gens achetaient des produits dans de gros emballages plastiques qu’ils jetaient. Ils roulaient dans des voitures 4 x 4 diesel énormes et ils étaient seuls à l’intérieur. Les avions remplis de kérosène répandaient leur fumée toxique, trouant les nuages.

Ses yeux bleus semblaient me fixer avec intensité.

— Avant, les gens avaient leurs boîtes aux lettres remplies de prospectus, le papier était gaspillé. Le plastique était gaspillé. On détruisait des forêts entières pour fabriquer des baguettes ou des mouchoirs jetables. L’air, l’eau, la terre, tout était souillé, pour un défoulement immédiat et sans conscience.

Le président marqua un arrêt, comme pour me laisser réfléchir.

— Il paraît que vous étiez sur une moto avec un cigare et un pistolet. Une Harley Davidson je crois. La moto préférée des Hells Angels. Savez-vous que c’étaient nos ennemis, à votre père et à moi ? Les pires. À Albuquerque ils l’ont tué. D’une balle de fusil dans le dos. Polluer c’est un état d’esprit de lâcheté et de mépris. Votre père était un homme formidable. Le savez-vous ?

— Oui, répondis-je.

Il hocha la tête et soupira.

— Par moments, je me demande si tout ce que je fais n’est pas vain. Le plaisir immédiat sera toujours plus fort que la conscience. La peur de voir dans le futur leurs enfants mourir dans un monde irrespirable ne les arrête pas.

— Non, ce que vous faites est important.

— C’est vous qui me dites ça ? Il paraît que les enfants des gouvernants des pays pétroliers préparent des attentats pour restaurer le plaisir des voitures à moteur à essence. J’en ai encore déjoué un de justesse. Et maintenant vous…

— Je suis tellement navré, chuchotai-je.

Il hocha la tête, ses yeux blancs toujours perdus au loin. Son visage n’était même pas dirigé vers moi.

— En tant que président de l’ONU je vais essayer de faire de mon mieux.

Il sourit tristement et tendit sa main.

Ne sachant trop quoi faire, je la lui serrai, mais ce n’était pas cela qu’il attendait de moi. Je finis par comprendre qu’il voulait me caresser le visage.

— Sur la moto… Vous avez ressenti l’émotion de la vitesse, n’est-ce pas ?

— C’était très grisant…

— Vous avez eu l’impression de défier la mort ?

— J’ai eu l’impression de… voler.

À nouveau il hocha la tête, compréhensif.

— Bientôt tout le monde connaîtra cette sensation. Demain j’inaugurerai un nouveau mode de transport. La catapulte. J’espère que cette griserie-là pourra égaler celle de la moto.

— J’en suis convaincu, répondis-je.

Il laissa sa main parcourir mon visage, comme s’il voulait reconnaître qui j’étais par ses doigts. Puis il fit un signe à sa secrétaire, pour qu’elle le reconduise.

 

Ma pendaison eut lieu dans le charmant square en bas de chez moi, par une matinée très ensoleillée.

Un grand attroupement s’était formé : des policiers de la PAP, des badauds et quelques visages connus.

Au premier rang, ma mère. Petite silhouette chétive vêtue d’une veste noire. Elle ne parvenait pas à me regarder, le visage défait par le chagrin. À sa droite, Élisabeth était beaucoup plus expressive.

Quelqu’un fendit la foule pour m’approcher. C’était Sabrina Alvarez. Elle était venue sans son père, mais avec son frère, John, le fameux directeur de la CMNY. Elle portait un chemisier noir et une jupe fendue qui dévoilait ses superbes jambes et un petit bout de la queue du dragon. Derrière sa voilette, elle pleurnichait comme si elle était ma veuve. Je la trouvai une fois de plus ravissante, et je comprenais pourquoi j’avais pu me faire avoir aussi facilement.

Décidément les actrices sont très douées.

Au moins, ma mort aura permis d’éliminer une moto polluante.

Je repensais à l’excitation terrible qui m’avait saisi sur la Harley Davidson. J’étais monté jusqu’à 220 kilomètres-heure.

Ainsi c’était ça, cette émotion « basique » qui avait entraîné la destruction de notre monde.

Un policier de la PAP me poussa vers l’arbre qui allait me servir de gibet. Je regardai le chanvre tressé, il semblait de bonne qualité, on avait même pensé à glisser un anneau de cuir pour éviter que la corde ne s’effiloche. Du bon travail.

Un moineau vint se poser sur le nœud coulant, un SMS accroché à sa patte. Mais j’avais les mains liées derrière le dos, comment le prendre…

Quelqu’un a quelque chose à me dire, ou pense à moi en cet instant.

Un officier de la PAP énonça les griefs à mon égard. Je l’écoutais à peine.

« … utilisation d’engin à moteur… allumage de cigare… utilisation d’arme à poudre explosive… consommation de cadavre de bœuf… comportement égoïste irresponsable… honte de sa famille… son père, héros de la lutte antipollution… »

Je me sentais las. Il me tardait qu’on en finisse.

L’officier concluait : j’étais un humain mauvais et indigne de vivre. Un pervers. Un menteur. Une brute. Un traître à la cause PAP dont j’avais jadis été l’un des membres. Une honte pour les JE censées m’avoir inculqué un minimum de sens écologique. Une nuisance pour son entourage. Une pollution vivante.

Il rappela les sept lois planétaires écologistes et la gravité de mon acte qui les bafouait toutes. C’était long. Trop long.

Je contemplais le moineau avec son SMS qui attendait.

Qui pouvait m’avoir envoyé ce message ?

Puis on prépara mon exécution proprement dite.

Je dus monter sur un escabeau. Le bourreau se plaça derrière moi pour enfiler la corde et régler le nœud coulant. Le moineau s’envola, mais se posa tout près de moi.

Un officier assermenté accrocha la pancarte de l’infamie, en gros caractères rouges : POLLUEUR.

Quelques personnes, dans le public venu assister au spectacle, se mirent à siffler et à pousser des huées.

Le bourreau vérifia que tout était en place, puis il fit signe à l’officier.

Bon, cette fois on y est.

Le temps qui n’était qu’imparfait devient fortement présent. La corde qui écorche mon cou. Le tabouret qui bascule. Mes pieds qui battent l’air. Et puis je cesse de bouger et je commence à suffoquer, une brûlure transperce ma gorge. Comme une sale angine. En fait j’avais espéré que mon exécution serait rapide et indolore. Or je souffre et ça n’en finit pas.

Le petit moineau me regarde, étonné que je n’ouvre pas le courrier accroché à sa patte.

Quand je sors la langue, il s’approche, comme s’il voulait goûter à ce fruit rose.

Désolé mon vieux, il te faudra attendre. Dans quelques jours, lorsque mon corps puera trop et que les voisins se plaindront, ils me transformeront en compost. Et si je suis enterré sous un arbre fruitier, alors tu pourras picorer le fruit que je serai devenu.

Le moineau dodeline de la tête. Lui au moins ne me juge pas. Il vit dans le présent. Il est libre.

Mes yeux se lèvent vers les nuages. Je n’entends plus la foule. Je me dis que de toute façon le monde est condamné, ils continueront de polluer, par bêtise, par avidité et manque de conscience.

Le président avait raison, le plaisir de faire « vroum vroum » sera toujours supérieur au désir de sauver nos enfants.

Sabrina Alvarez n’avait fait que révéler mon côté noir, comme d’autres pervers révéleront la face obscure des autres humains.

Il en faut si peu pour basculer.

Paradis sur mesure
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